jeudi 9 avril 2009

Vie et opinions d'une yaourtière



Voilà des années que je suis remisée là, vieille yaourtière inutile, juste bonne à prendre la poussière sans pouvoir remuer ne serait-ce que mon câble de branchement, coincée que je suis sur une étagère entre des bocaux de confiture vides et de la vieille vaisselle.

Je m'ennuie.
Je regarde passer les fourmis qui avancent en file, comme les vaches regardent passer les trains.

Ça n'a pas toujours été comme ça. Il fut un temps où ma vie était plus que trépidante ; tous les week-ends, on me sortait du placard pour me poser sur le plan de travail d'une pimpante petite cuisine familiale et me brancher, m'allumer, me faire fonctionner — j'en ronronnais de plaisir... Imaginez, toute une famille aux petits soins pour moi ! Vous voyez un peu ça ?! Les enfants qui se battent pour pouvoir m'utiliser, leur mère qui les sépare, les gronde et prend le relais, elle prépare soigneusement les yaourts tout en jetant régulièrement un coup d’œil sur le mode d'emploi. Elle fronce les sourcils, concentrée. Le père qui vient aux nouvelles et s'extasie devant l'usage enthousiaste que l'on fait du énième appareil électroménager qu'il a choisi d'offrir à sa femme pour Noël.
Je n'oublierai jamais leurs yeux étincelants, le regard plein d'adoration qu'ils posaient tous sur moi lorsqu'ils retiraient les yaourts, si blancs et si fermes, de ma matrice. J'étais choyée comme un objet de prix…


Depuis, il s'est écoulé près de vingt ans, les enfants ont grandi et à chaque Noël, l'homme a continué d'offrir de l'électroménager à sa femme ; le placard devenait trop étroit pour accueillir tous ces merveilleux objets de consommation.
J'ai échappé de justesse à l'humiliation de me retrouver la nuit venue sur le pas de la porte, livrée au camion de ramassage des objets encombrants — j'ai tout simplement été descendue à la cave, une retraite de campagne en quelque sorte, avec vue non pas sur la mer, mais sur la collection de bouteilles de pinard de monsieur.
Ça n’est pas une vie ça ! Je ronge mon frein depuis trop longtemps déjà... Je ne suis plus qu'une boule de rancœur.

Tiens, j'entends des bruits de pas, quelqu'un descend par ici… Enfin un peu de lumière !
Ah c'est la fille… Qu'est-ce qu'elle a grandi… C'est une vraie femme maintenant…
Elle se dirige vers moi. Qu'est-ce que tu veux ma jolie ?

Voilà qu'elle me touche maintenant, qu'elle pose ses mignonnes petites menottes sur ma coque en plastique… Ahhh c'est bon, ça faisait tellement longtemps, hmmmmmmmm j'avais oublié que cette sensation pouvait être aussi délicieuse !

« Maman !
— Oui, qu’est-ce qu’il y a ma chérie ?
— Dis, est-ce que je peux prendre la vieille yaourtière qui est rangée à la cave ?
— La yaourtière ? Ah oui, oh lala c'est vieux ça... prends-là si tu veux, vérifie qu'elle marche avant. »

Elle m'entoure de ses bras, elle me transporte, je me sens revivre !
Quelle excitation ! Voilà, je suis dans la cuisine maintenant, ce lieu chargé de tant de souvenirs agréables... Ils ont changé la couleur des murs et la toile cirée. C'est assez réussi ma foi !
Ça y est, ça vient : une main caresse mon câble, le branche, je n'y tiens plus, je vais exploser de joie — d'un doigt agile, elle presse mon interrupteur, oh oh, c'est trop bon, je vais, je sens que je vais...

« Chérie, ce sont les plombs qui ont sauté ?
— Oui maman, je crois que c'est en allumant la yaourtière, ça a fait des étincelles. C’est sûrement un court-circuit...
— Oh elle était vieille... Tu sais, je n'étais pas beaucoup plus âgée que toi quand ton père me l'a offerte ! Bon tu ne veux pas aller remplacer les plombs ? Tu sais où c'est au moins ?
— Oui maman, j'y vais tout de suite ! »

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Trop, trop bien!!! Bravo !
Une utilisatrice anonyme de la yaourtière !